le séjour touche à sa fin
mon récit commence
au quartier des expatriés
pour le prix d'un jus de canne
à sucre, j'ai acheté un stylo
qu'ici comme à Bruxelles
on appelle un bic
à la terrasse du Banneton
french bakery and pastry
l'expresso et le croissant
parlent un français sans accent
à garder le regard baissé sur
la table
je pourrais me croire à Paris
mais dans mon esprit
les mots se bousculent
comme au dehors les bruits de
la ville
il est bientôt neuf heures
une heure bien tardive
pour qui redoute la chaleur
à dix heures
l'équilibre sera parfait
entre la température du dehors
et celle du corps
en entrant dans une boutique
on aura la sensation inverse
d'un hiver en France :
le froid de l'air conditionné
au lieu de la chaleur du chauffage
central
un tuktuk passe
dont le son nasillard
couvre pour un temps
(la mesure est ouverte
quelques secondes, une éternité)
les dialogues en anglais et en
français de mes voisins de terrasse
puis l'ambiance redevient ce qu'elle
était
les motos défilent
à l'instant s'avance une somptueuse
Mercedes noire
son ralenti produit un silence
purement visuel
dans mon dos
à quelques mètres
s'activent des ouvriers
j'entends chaque coup de pelle
qu'ils donnent dans un tas de sable
la mesure, cette fois, est précise
le tempo est parfait
les oiseaux vont et viennent
d'une maison à une autre
d'un toit à un arbre
impossible d'entendre leurs chants
un vieille femme s'approche
en tendant la main
je la salue
en levant mes mains jointes
et baissant la tête
aussitôt elle rebrousse chemin
effrayée par mon signe de respect
j'ai donc perdu aussi
le langage du corps
ma soeur Bi avait une boutique
au quartier du That Luang
elle vendait des accessoires pour
vélos et scooters
je me souviendrai toute ma vie
d'un jour de mon premier retour
c'était en mille neuf cent quatrevingt-
onze
un vieil homme aveugle s'était
accroupi devant le seuil de la
boutique
ma soeur était allée vers lui à
genoux pour lui donner des billets
Bi vit maintenant au Nouveau Mexique
économisant l'argent qu'elle gagne
pour revenir un jour habiter la terre
qui lui est réservée au village de ma
mère
cette nuit
à la lumière d'un néon
j'ai lu le journal "le rénovateur"
daté d'octobre 2006
un article expliquait deux notions
fondamentales du boudhisme des
origines : impermanence et causalité
la première dit que tout a un début
et une fin et la seconde que toute
cause, c'est-à-dire toute action
accomplie par une personne au cours
de sa vie, aura tôt ou tard un effet
même après la mort
la somme des causes est appelée karma
ma mère a soixante-dix ans
elle dit qu'elle est proche de mourir
elle ajoute en riant
avec son français d'un temps ancien :
"mère vivante, ça va bien
mère mourir, c'est pareil"
puis, d'un ton soudainement grave :
"quand toi repartir,
moi pleurer beaucoup"
la scène avait lieu hier soir
dans une maison de ma soeur aînée
au milieu d'une assemblée nombreuse
tout le monde était ivre
mais personne ne s'arrêtait
ni de boire, ni de manger
mon voisin immédiat ne buvait jamais
sans avoir trinqué avec moi
tard dans la soirée, il a pris ma
main qu'il a gardée dans la sienne
comme on le fait avec un enfant pour
lui éviter de se perdre
enfin, quand il m'a été aussi
difficile de rester assis que de me
tenir debout
j'ai rejoint ma chambre sans prendre
la peine de dire au revoir
il est dix heures maintenant
les enfants et les adolescents sont
dans leurs écoles
tous les commerçants sont dans leurs
boutiques
la ville s'est calmée
les oiseaux du temple Mixay
font entendre leurs chants
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